Assassinat Sparks-Épisode 13

Reuben Wade

En ce mercredi matin de la fin d’avril, la pluie s’abattait sur la capitale, cinglant les rues détrempées avec la régularité lasse d’un tambour mouillé. Le soleil d’hier n’avait été qu’un intermède en cette saison incertaine. Derrière la fenêtre du Russell House, Robinson observait les passants pressés : cols relevés, parapluies déployés, chapeaux alourdis par l’humidité.

La veille, dans le bureau feutré de George-Étienne Cartier, Robinson avait exprimé ses doutes. L’arrestation de Whelan lui semblait trop rapide, trop commode, presque orchestrée. Et un nom revenait, tenace : Reuben Wade, limier de l’ombre, homme aux méthodes troubles et proche du premier ministre Macdonald.

Cartier n’avait pas cherché à dissiper les soupçons. Au contraire. Il connaissait Wade, savait son efficacité, mais aussi sa part d’opacité. Il avait admis que certains rouages de l’enquête paraissaient trop bien huilés… et que la précipitation à offrir un coupable trahissait peut-être une peur plus grande : celle de ce que l’on tentait de dissimuler.

En repensant à son échange avec Cartier, Robinson s’était mis à rédiger son rapport. Le geste lui était devenu mécanique : sans trace écrite, les faits les plus nets finissent par s’effacer ou se déformer.

Notes préliminaires —  Hypothèses politiques relatives à l’assassinat de Thomas D’Arcy McGee

1. Hypothèse n° 1 —  Manœuvre de déstabilisation interne

Possibilité que le ministre Cartier cherche à affaiblir le premier ministre Macdonald en le poussant à une arrestation précipitée (Whelan). Une erreur politique de cette ampleur permettrait à Cartier de se dissocier publiquement du fiasco, de se poser en défenseur d’une justice équitable et de renforcer ainsi son poids au sein du cabinet. Une telle manœuvre, si elle était concertée, pourrait influer sur l’opinion publique à un moment critique.

2. Hypothèse n° 2 —  Implication directe du premier ministre

Scénario plus grave : que McDonald ait voulu délibérément éliminer D’Arcy McGee. Éléments préoccupants :

– rapidité inhabituelle de l’arrestation de Whelan ;

– influence manifeste de Reuben Wade, un exécutant de Macdonald, sur l’enquête ;

– silence dans les cercles les plus élevés du pouvoir.

Contexte : D’Arcy McGee devenait de plus en plus critique envers la ligne du gouvernement. Il défendait une vision pluraliste contraire aux visées centralisatrices de Macdonald. Il était perçu par certains comme un rival politique potentiel.

Objection : Macdonald, fin stratège, aurait pu affaiblir D’Arcy McGee par des moyens plus orthodoxes : isolement parlementaire, discrédit public, manœuvres électorales. Le recours à l’assassinat semble en contradiction avec sa prudence politique habituelle.

3. Hypothèse n° 3 —  Ingérence extérieure (piste américaine)

Possibilité d’une commandite extérieure, émanant des milieux républicains américains. D’Arcy McGee, connu pour son hostilité aux idées républicaines et à l’annexion, s’était attiré l’animosité de certains cercles influents à Washington comme à New York.

Motivation : affaiblir l’unité canadienne en formation, déstabiliser le climat politique, neutraliser une voix majeure contre les ambitions expansionnistes.

Objection : hypothèse encore spéculative. Faibles éléments matériels à ce jour. Mais ne doit pas être écartée, compte tenu des tensions internationales.

Conclusion :

Les trois pistes doivent faire l’objet d’un approfondissement. L’intervention prochaine auprès de Reuben Wade pourrait apporter des éclaircissements sur les deux premières. La troisième exigera un recueil d’informations complémentaires, notamment auprès de contacts transfrontaliers.

Après avoir refermé son cahier, Robinson avait réfléchi à la suite à donner. Il ne pouvait que poursuivre son enquête, surtout parce que Cartier le lui avait demandé. À sa demande, Cartier avait rédigé sans la moindre hésitation une lettre d’introduction, signée en sa qualité de ministre de la Milice, une autorité qui, dans ce climat de tensions et de soupçons, avait plus de poids qu’un simple mot d’ami. Il y avait joint l’adresse de Reuben Wade, à Hull, griffonnée de sa main au dos de l’enveloppe, et avait conclu d’un ton grave, presque solennel, comme s’il avait conscience que ce qu’il confiait à Robinson dépassait une simple mission :

—  Faites la lumière, Robinson. Même si cette lumière aveugle certains visages que nous connaissons bien.

***

Robinson rabattit le revers de son manteau d’un geste sec, saisit son chapeau melon et descendit d’un pas vif vers le porche de l’hôtel. La pluie fine et froide battait l’auvent. Il marqua un léger temps d’arrêt sur le seuil, fronça imperceptiblement les sourcils. Ce fichu temps… Il n’avait jamais su s’y faire. Une aversion ancienne, tenace, que l’expérience n’avait pas entamée.

Un fiacre couvert attendait là. Le cocher, emmitouflé dans une pelisse de laine, le visage à demi noyé sous un bonnet de cuir, tenait mollement les rênes. Le cheval, un grand bai luisant de pluie, secoua les oreilles en entendant le pas du passager. Robinson referma son manteau d’un geste résolu et s’avança vers la voiture, les lèvres pincées.

—  À Hull, dit Robinson en montant à bord. Une maison isolée, près du chemin d’Aylmer. Vous la trouverez.

Le cocher hocha la tête sans un mot, claqua la langue, et le fiacre s’ébranla dans un clapotement mou de sabots et de roues sur les flaques. Les vitres embuées ne laissaient voir que des silhouettes floues : ombre d’un soldat en uniforme près du canal, marchandes sous des parapluies bosselés, enfants courant pour éviter les gerbes d’eau soulevées par les roues.

Ils longèrent le Parlement, ses pierres encore neuves luisant sous la pluie, puis descendirent vers les écluses du canal Rideau. Le fiacre traversa ensuite le pont de bois grinçant menant à Hull, les roues projetant des éclaboussures dans les eaux troubles du courant. La pluie tambourinait avec régularité sur le toit de la voiture.

Une fois de l’autre côté, le paysage changea. Moins de bâtiments de pierre, davantage de maisons en planches, de hangars, de cours envahies de rondins empilés. Ici, le printemps était plus brutal, plus lent à se faire une place.

—  Rue Aylmer, annonça enfin le cocher, tirant sur les rênes.

Le détective descendit, posa le pied dans une flaque, jura à mi-voix. Il remonta son col, tira sur sa moustache par habitude, et s’avança d’un pas décidé.

La maison de Reuben Wade se dressait légèrement en retrait du chemin d’Aylmer, à mi-distance entre la montée vers les terres boisées et l’agitation des quais sur la rivière. Sur la porte d’entrée, on avait fixé de guingois une plaque de cuivre ternie, gravée sobrement : R. Wade – Agent privé. Discrétion assurée.

Robinson arriva à la porte, frappa, et sans attendre de réponse, entra. À l’intérieur, la pièce avant servait de bureau. Une table usée par les années trônait au centre, chargée de papiers froissés, d’un encrier bouché de cire, et d’une paire de lunettes cerclées de laiton. Tout, dans cet endroit, respirait la prudence, le calcul, et un soupçon de crainte.

Wade, les coudes sur le bureau, leva les yeux quand la porte s’ouvrit. Il ne bougea pas.

—  Qui es-tu, toi ? grogna-t-il d’une voix râpeuse.

—  Robinson. Silas Robinson. Détective à Montréal.

—  T’es loin de tes manigances, le Montréalais. Alors, dis-moi ce que tu viens flairer à Hull… ou retourne te faire sécher dans ton fiacre.

—  Je viens te parler. C’est tout.

Wade émit un ricanement sans joie. Il ne bougea pas, mais son pied s’enfonça un peu plus sous le bureau, là où dormait sans doute un revolver.

—  Je ne te connais pas. Et je ne parle pas aux hommes qui arrivent par-dessus la rivière, encore moins quand ils débarquent comme des revenants, sous la pluie, sans nom ni carton.

—  Nous avons pourtant des choses en commun, Wade. J’ai fait le même métier que toi autrefois.

—  Elle est bien bonne. Tu me fais rire, le Montréalais. T’étais détective, toi ? Pour qui ? Les notables du square Victoria ? Ou les gros bonnets trop lâches pour se salir les bottes ?

—  Pas vraiment. Pas dans les beaux quartiers. Dans les arrière-cours, les bordels, les caves pleines de silence et de sang. Les vrais endroits.

—  Tu m’en diras tant ! Raconte-moi donc.

—  C’est mieux que tu ne le saches pas. Parce que, quand je m’intéresse à quelqu’un, c’est rarement pour lui raconter mes souvenirs.

—  Bon. T’es déjà là, trempé comme un rat, autant t’asseoir avant de transformer mon plancher en marécage. Mais j’te préviens : j’suis pas bavard, et j’oublie vite ce qui m’a déplu.

—  C’est tout ce qu’il me faut pour une bonne conversation.

Robinson ôta son manteau ruisselant, le posa soigneusement sur le dossier d’une chaise, déposa son chapeau melon à côté. Il s’assit face à Wade, le dos droit, les mains croisées sur une cuisse.

—  J’ai eu ton adresse par un homme qui te connaît.

—  Y’a pas mal de gens qui croient me connaître.

—  George-Étienne Cartier. Ça te dit quelque chose ?

Le nom siffla comme une gifle dans l’air tiède. Wade ne répondit pas tout de suite. Ses doigts quittèrent le tiroir du bureau. Son regard se fit plus dur, plus calme aussi. Il se redressa légèrement, sans agressivité.

—  Et alors ? Je ne t’ai pas invité, moi.

—  Si tu préfères les invitations enrubannées, je reviendrai avec un bouquet. Mais vu les circonstances, je me suis dit qu’on pouvait faire sans le ruban.

—  Quelles circonstances ?

—  Eh bien… pour un homme de flair, tu sembles peu au fait des nouvelles du moment. Tu ne sais donc pas qu’un député a été abattu en pleine rue, il y a moins de trois semaines ?

—  Ah, ça… D’Arcy McGee. Triste affaire. Mais je ne vois pas le rapport avec moi ni avec ta visite.

Robinson se leva, d’un mouvement lent, mais résolu. Il prit sa chaise et fit le tour du bureau. Wade se tendit, recula d’un pouce sur sa chaise et mit la main sur la poignée du tiroir. Le détective montréalais vint déposer la chaise tout près.

—  On sera mieux pour parler comme ça, tu ne crois pas ? Ça va être plus difficile pour toi de sortir le revolver que tu caches dans ton tiroir.

Wade lâcha la poignée du tiroir et regarda Robinson avec une méfiance qui se teintait, cette fois, d’autre chose. Un soupçon de crainte. Il venait de comprendre à qui il avait affaire.

—  Tu m’excuseras, mais… Robinson, c’est ça ?

Robinson se contenta de hocher la tête tout en fixant intensément Wade. L’autre reprit :

—  Je ne sais pas pourquoi tu viens me tirer de mes affaires pour me poser des questions. Tu sais comment ça marche, si tu as été détective toi-même. Je n’ai rien vu et rien entendu.

—  J’entends bien, Wade : « secret professionnel ». Il n’est pas étonnant qu’un homme comme toi préfère se taire, surtout quand le silence semble plus sûr que la vérité. Mais avant de continuer, permets-moi de te faire lire ceci.

Robinson tira de la poche intérieure de sa veste une enveloppe soigneusement pliée, ornée du sceau du ministère de la Milice. Il la déplia lentement et la tendit à Wade. Ce dernier la parcourut à peine et dit :

—  Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

—  En plus, il ne sait pas lire, le bonhomme. Je vais te résumer : la lettre du ministre m’autorise à enquêter à sa demande expresse, et précise que toute personne susceptible d’avoir entravé la sécurité de la Confédération, ou d’avoir sciemment gardé le silence sur de telles menaces, peut être remise aux agents de la Dominion Police et poursuivie comme complice d’actes séditieux, voire terroristes.

Wade relut la lettre plus attentivement, puis leva les yeux, le teint plus blême.

—  Une lettre… et après ? Tu crois que je vais parler à un policier de Montréal pour quelques lignes griffonnées ?

—  Ce ne sont pas « quelques lignes », Wade. C’est une directive directe du ministre de la Milice et de la Défense. En sa qualité, M. Cartier reçoit tous les rapports de la Milice, de la police coloniale, et même de certains officiers de Sa Majesté. Il te connaît. Il sait que tu es un proche du premier ministre.

—  Ça, ce n’est pas un secret. Macdonald m’a engagé pour protéger ses intérêts dans le Grand Trunk.

—  Oh… tu fais beaucoup d’autres choses pour lui.

—  Ah bon ?

—  Ne fais pas l’innocent, Wade.

Robinson reprit la lettre des mains de l’autre homme, la regarda de nouveau et dit :

—  Ce que cette lettre ne dit pas, c’est que, si tu refuses de coopérer, tu seras convoqué au fort Wellington sous l’accusation de collusion avec les Fenians. Des gens moins patients que moi t’interrogeront alors.

—  Supposons que je réponde à tes questions, qu’est-ce qui me garantit qu’on ne m’accuse pas ensuite de tous les maux de la terre ?

—  Ça dépend de ce que tu diras.

Wade recula dans son dossier de chaise et baissa la tête. Il hésitait visiblement à dire quoi que ce soit.

—  Alors, tu te décides ?

—  Tu peux toujours me poser des questions. On verra.

—  Après l’assassinat du député, est-ce que c’est Macdonald qui t’a demandé de l’aide ?

—  Si on veut.

—  Ce n’est pas une réponse, ça. Je vais reformuler ma question : est-ce que c’est Macdonald qui t’a demandé de trouver un suspect ou c’est toi qui es venu le voir de ton propre chef ?

Wade hésitait toujours à s’engager sur ce chemin tortueux. Robinson attendait la réponse en le fixant dans les yeux.

—  C’est moi qui suis venu le voir tout de suite après l’assassinat.

—  Tu savais donc déjà qui avait tué le député ?

—  C’est-à-dire que…

—  Tu le savais ou non.

—  C’est-à-dire qu’on m’avait demandé de trouver quelqu’un chez les Fenians.

—  Chez les Fenians ?

—  Tout le monde était certain que c’était un Fenian qui avait fait le coup.

—  Et pourquoi le demander à toi ?

—  J’avais la réputation de bien connaître les Fenians, parce que je les avais infiltrés à plusieurs reprises aux États-Unis et au Canada.

—  Et aussi parce qu’on savait que tu avais tes entrées auprès du premier ministre Macdonald ?

—  Aussi.

Un silence s’était installé, dense comme une brume d’orage. Le poêle crépitait faiblement, et dehors, la pluie glissait encore contre les vitres en longues traînées froides. Robinson, toujours assis à quelques pas de Wade, croisa les jambes avec lenteur. Sa voix, quand elle s’éleva, était plus basse, presque feutrée, mais chaque mot tombait comme un plomb dans l’eau.

—  Dis-moi une chose, Wade. Et réponds sans détour. Est-ce que tu savais, avant que ça n’arrive, que D’Arcy McGee allait être tué ?

Wade se figea. Sa mâchoire se crispa d’un coup. Ses doigts, qui tambourinaient machinalement le bord du bureau, s’arrêtèrent net.

—  Qu’est-ce que tu racontes, là ? Tu m’accuses de quoi, exactement ? D’avoir comploté pour assassiner un député ?

Robinson ne répondit pas. Il le fixait, immobile, son regard planté comme une lame dans celui de Wade.

—  Mais non, bon sang ! rugit ce dernier. Je n’en savais rien ! Rien du tout ! Je l’ai appris comme tout le monde, au matin, dans le brouhaha des journaux, des rumeurs, des gens qui s’arrêtaient dans les rues, la bouche ouverte…

—  Et pourtant, dit Robinson, calme, implacable… quelqu’un était venu te chercher avant cela. Pour te demander quoi, exactement ? D’identifier un suspect ? Ou de livrer quelqu’un, quelqu’un déjà tout désigné ?

Wade se leva d’un coup, contourna brusquement le bureau et alla se planter devant la fenêtre, sans l’ouvrir. Son dos était raide, tendu comme un câble. Il parlait à présent sans regarder le détective.

—  Tu marches sur une corde raide, Robinson. J’ai des loyautés. Et je ne suis pas du genre à les vendre pour quelques phrases bien tournées.

—  Je m’en doute. Et c’est peut-être justement ça, le nœud de l’affaire. Qui t’a approché, Wade ? Qui t’a soufflé le nom de Whelan ? Tu vas me le dire… ou je laisse cette lettre parler pour toi.

Robinson sortit lentement l’enveloppe de la poche intérieure de son veston. Il la posa sur le bureau, bien à la vue. Le sceau de la Milice luisait doucement sous la lampe fumeuse. Wade la regarda longuement, sans bouger. Puis, au bout d’un moment, quelque chose sembla se détacher en lui. Il revint vers sa chaise, s’y laissa tomber, lassé, vidé. Il passa une main sur son visage, et quand il parla enfin, sa voix était plus basse, presque rauque.

—  Je sais pas qui c’était. C’est venu anonymement. Un matin, je trouve une lettre sur mon bureau. Quelqu’un était entré par effraction, rien d’autre n’avait bougé. Juste ça.

Wade sortit une enveloppe épaisse du tiroir de son bureau et la tendit à Robinson. Un seul mot y était inscrit, au centre, en lettres sèches : Wade.

—  Dedans, il y avait un mot pas signé : trouver un nom à livrer, un Fenian.

—  Et tu ne sais vraiment pas qui était derrière cette demande ?

—  Non… dit Wade avec hésitation.

—  Non, mais ?

—  Mais je m’en doutais. Il y a quelques semaines, j’ai rencontré un collègue américain bien informé qui m’a dit que quelque chose se préparait au Canada.

—  Et qui c’était, ce « collègue bien informé » ?

—  Pinkerton. Allan Pinkerton.

—  Le détective américain ?

—  Et pas que. Un agent du renseignement, aussi, à sa manière. Je le connais depuis les troubles de soixante-et-un. On a travaillé ensemble sur plusieurs affaires, entre les deux côtés de la frontière. Il m’a dit qu’un attentat se préparait : un Canadien. Mais il n’a pas dit qui, ni quand.

Wade baissa la tête. Il cherchait ses mots, à la manière d’un homme tâtonnant dans le brouillard.

—  Je n’aurais jamais cru que ce serait quelqu’un d’aussi important. Il m’a dit que… quand ce serait fait, il aurait besoin d’un nom. Un nom chez les Fenians. Un visage à pointer du doigt.

—  Et tu lui en as donné un ?

Wade hésita, puis hocha la tête.

—  Il le fallait bien.

Robinson garda le silence. Ses yeux se posèrent sur la grande enveloppe que Wade venait d’extraire du tiroir. Bien trop grande pour n’y contenir qu’un banal document. Puis, il releva les yeux vers le limier. Wade soutint à peine son regard et baissa la tête.

—  Et combien t’a-t-il donné ?

—  Une belle somme, c’est certain.

Wade se recroquevilla légèrement sur sa chaise. Sa voix n’était plus qu’un souffle.

—Il fallait juste qu’on trouve un homme. J’ai accepté, c’était un travail comme un autre… À ce moment-là, je ne savais pas qui on voulait atteindre.

—  Et tu le regrettes ?

—  Je… je jure que je ne savais pas que ce serait D’Arcy McGee. J’aurais pas voulu, sinon.

—  T’as touché l’argent, Wade. T’es dedans jusqu’au cou. Alors tu vas me dire où je peux trouver ce Pinkerton. Et fais pas l’erreur de me mentir.

Wade redressa lentement la tête.

—  Ce n’est pas Allan qu’il faut que tu trouves. C’est Robert. Son fils. Il est en ville.

—  Robert ? C’est lui le messager de son père ?

—  En quelque sorte. Mais je n’en sais pas plus. Je ne suis pas dans leurs confidences.

Robinson se leva lentement. D’un pas calme, il alla chercher son manteau, le secoua, l’enfila avec une lenteur étudiée. Son chapeau melon suivit, qu’il ajusta d’une pression précise sur son front.

—  Où puis-je le trouver ? demanda-t-il, la voix plus basse, plus froide.

—  Tu pourras pas le trouver, répondit Wade après un temps, la gorge soudain sèche.

—  Il est toujours à Ottawa, n’est-ce pas ?

Un hochement de tête hésitant, sans assurance.

Robinson s’approcha. Chaque pas résonna dans le silence de la pièce. Arrivé tout contre lui, il se pencha à peine, son regard fixé sur le visage de Wade.

—  Il doit bien manger. Dormir. Quelque part.

Wade esquissa un recul instinctif, les épaules raides. Il finit par souffler :

—  Il loge à la Maison Gilmour… dans la basse-ville. Une auberge discrète. Il n’aime pas qu’on le voie. Il y est le soir.

Robinson resta encore un instant, si proche que Wade n’osait plus bouger. Puis il se redressa, lui lança un dernier regard glacé et se dirigea vers la porte.

—  Et moi ? dit Wade d’une voix plus faible. Qu’est-ce qui m’arrive, maintenant ?

—  Je ne sais pas encore. Mais je parlerai en ta faveur à Cartier.

Robinson, la main sur la poignée, se retourna une dernière fois.

—  Et surtout… tu ne préviens pas ton ami Pinkerton que j’arrive.

Wade esquissa un sourire sans joie.

—  Ce n’est pas mon ami.

Robinson ouvrit la porte et sortit. La pluie tombait toujours, lente et obstinée. Il était encore trop tôt pour se rendre à la Maison Gilmour. Il décida de retourner à l’hôtel, se changer, et rédiger son rapport pendant que les mots étaient encore frais et le silence encore fécond.

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